J’aime lorsqu’un livre m’agrippe par
son acuité. Dans L’homme sans maladie
de l’auteur néerlandais Arnon Grunberg, on en trouve de l’acuité. Dans la
lucidité du personnage principal Sam par exemple, qui est aussi la marque de
fabrique de Grunberg lui-même. C’est une puissance d’observation capable de mettre
de côté toute humanité pour que l’analyse puisse opérer tranquillement. Par
exemple lorsque Sam voit dans sa sœur handicapée « une construction
inachevée, une esquisse d’être humain » voire « un puits de
fondation ».
J’aime ce type de trait grossier qui déshumanise la situation
pour mieux la voir. On sent le chirurgien face au patient nu et désinfecté
qu’il va opérer, sous une lumière perçante et blafarde. C’est du bon divertissement. Si tant est que la souffrance extrême puisse être appelée divertissement.
Car j’avoue que j'ai voulu fermer mes yeux à un moment donné, tellement la souffrance de
Sam m’était devenue difficilement supportable.
L’écriture du livre est aussi posée
que le personnage de Sam lui-même. Il n’y a pas de superflu ni de détour dans le texte, le verbe
est sec et serré. Le résultat : une très grande vitesse de lecture. J’ai
eu l’impression de courir. C’était sans doute aussi parce que je voulais aller vite. Surtout lorsque les
émotions commencent à s’entremêler et que la situation devient « tellement
absurde que Sam a envie d’éclater de rire, mais il en est incapable ». Cela
démarre assez tôt lorsqu’il découvre que les vêtements dans sa valise ne sont
pas les siens mais d’autres vêtements qui « sentent l’humain ». C’est
seulement le tout début de l’improbable, le déclenchement d’un gigantesque « mais
qu’est-ce qui se passe là ? Je suis fou ou quoi ?!»
Pour moi, le clou du livre est que Sam
n’est pas fou justement. Il est même tellement normal qu’il est capable de rester
impassible en toutes circonstances, même face à la mort. Lorsqu’il est submergé
par une série d’évènements totalement fous, son absence de folie lui évite de
sombrer dans la folie. C'est un aspect positif et très pratique de la normalité.
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Arnon Grunberg (deuxième à droite) interviewé par critique littéraire Margot Dijkgraaf (tout à gauche) à la Maison de la Poésie à Paris |
Cela me rappelle ce que disait Arnon
Grunberg lorsqu’il était interviewé par Margot Dijkgraaf récemment: « il m’est
plus difficile d’être normal dans mon écriture que dans la vie réelle ».
Comme si dans la réalité Grunberg est toujours sur le point de déraper plus ou
moins subtilement par manque de protection contre le ridicule et l’absurde. Par
excès d’hypersensibilité je présume.
Car c’est bien le propre de la réalité humaine: elle
grouille tellement de ridicule, de honte, de sensualité et de peur qu'il faut presque être excessivement normal pour ne pas se laisser piéger. Inventer un homme insensible, neutre et sans maladie peut être une façon de cristalliser suffisamment de normalité pour échapper à la connerie environnante en la sublimant. Car la vie le prouve tous les jours: la connerie est quelque chose de terriblement humain contre
laquelle on ne peut gagner qu'en littérature.
Twitter: Oosterenvan