Pour comprendre la réalité et
nous-mêmes, nous employons des termes familiers mais incompréhensibles. Comme
si nous vivions dans un « esprit » lui-même vivant dans un
« corps physique ». Comme si notre « pensée » se déroulait
dans une zone intellectuelle loin des « évènements concrets » du
monde sensible. Ces schémas simplistes sont suffisants pour assurer notre
fonctionnement au quotidien. Cependant pour véritablement comprendre notre
façon d’être au monde, il faudra inventer des concepts nouveaux et plus
performants. Si vous voulez relever ce défi philosophique, permettez-moi de
vous suggérer les sept « Lettres à
un jeune penseur » (1994) du philosophe grec Kostas Axelos
(1924-2010).
Axelos commence par mettre le
lecteur en garde contre les pièges de la pensée facile et dualiste. Par
exemple : nos pensées sont-elles la même chose que l’objet auquel elles se
réfèrent? On dirait que non, puisque ne faut-il pas distinguer une « pensée de quelque chose » de la chose même? Cependant Axelos démasque ici l’un
des « grands mensonges »
qui nous empêchent de comprendre comment je peux parvenir à penser et à
percevoir un monde extérieur. Car quoi que je pense de ce monde et quel qu’en
soit mon vécu, mes pensées et mon vécu font
déjà intégralement partie de ce monde. Il n’y avait pas d’abord un monde et
ensuite une pensée : le monde contient la pensée « déjà en germe puisqu’il est question de lui ».
On pourrait rétorquer que ce n’est
pas parce que je me mets à penser à l’arbre devant ma maison que ma pensée de cet
arbre fasse intégralement partie de cet arbre. Cela semble logique, mais en réalité vous avez été piégé par votre tendance à chosifier le réel et à attribuer aux « choses » une réalité indépendante de nous. Pour le penseur rigoureux toutefois la question demeure: « qu’est-ce
qui précède ? L’unité ou la déchirure ? » Car si je n’avais
pas de corps pour sentir et voir les arbres, existeraient-ils vraiment ? Qui me le confirme et comment?
Bien sûr nous nous rassurons en
permanence en nous disant que les arbres sont des choses qui existent indépendamment
de nous. Mais dès qu’on questionne un peu cette évidence, elle s’effrite : « L’ombre que l’arbre projette est-elle
réelle, est-elle un étant, une chose ? ». Pour l’arbre c’est
exactement la même chose ! Si nous avons tant de mal à nous l’avouer, c’est que
nous faisons l’impasse sur « le
processus par lequel l’a priori est
né a posteriori ». Nous faisons comme si l’arbre avait toujours été
là, prêt à nous servir d’explication au moment où il nous arrive de penser à
lui ou même de le voir. C’est ainsi que nous nous rassurons en postulant un
monde plein de choses, comme une maman qui rassure son enfant en disant : « maman
et ta chambre seront toujours là quand j’éteindrai la lumière ».
Le grand défi qu’Axelos lance enfin
au jeune penseur consiste à remonter notre expérience des choses et du monde vers
« ce qui reste, malgré tout, sans
nom ». Cette chose sans nom n’est cependant pas une chose mais la
distance entre nous et le monde qu’Axelos appelle une « déchirure ». Cette déchirure est
suffisamment grande pour que le monde puisse apparaître à l’homme, et
suffisamment petite pour que l’homme ne perde pas son appartenance au monde
(son existence donc). Elle met l’homme en face d’une « réalité »
qu’il ne maîtrise pas car la réalité est aussi le Tout qui l'enveloppe. Pour cela Axelos
appelle le réel « à la fois
contraignant et fantomatique » : nous sommes contraints de suivre
son déploiement, mais à une certaine distance qui lui donne l’épaisseur et
la perspective de notre expérience, image ou idée de lui.
Pour penser le paradoxe de cette
expérience, Axelos envisage « une
pensée qui ne propose aucun programme, aucune solution définitive, aucune
consolation, aucun salut ». Car ce qu’il faut penser est le travail
négatif qui déchire le réel en permanence et qui ne peut pas s’expliquer par le
schéma dualiste d’un esprit qui rencontre une matière préexistante. Il faudra au
contraire penser comment l’homme et
le monde émergent ensemble d’un « centre
problématique commun ». Il s’agit d’un travail difficile « dont personne n’est arrivé à bout ».
Personnellement je pensais que la
philosophie résoudrait rapidement cette question grâce à quelques beaux
concepts ontologiques (c’est-à-dire relatifs à l’être). Car pour moi la philosophie est comme une poésie de l'être qui entraîne votre esprit jusqu’aux confins du réel à coups de puissants métaphores. Au goût d’Axelos cette idée de la philosophie aurait peut-être été
un peu frivole car, dit-il, « la
grande pensée et la grande poésie ne fonctionnent pas avec des métaphores ».
Je ne badinerai donc pas avec la philosophie mais poursuivrai ma lecture de
l’œuvre d’Axelos dans l’espoir d’arriver aux confins du réel. Sans croire y
arriver vraiment bien sûr, car le problème de l’existence ne peut se résoudre, seulement se creuser.
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