Twitter : @Oosterenvan
J’ai une déformation qui consiste à toujours vouloir conceptualiser
tout. Pas nécessairement pour comprendre la réalité, mais pour la voir mieux en
me la présentant autrement. La philosophie m’aide à le faire, car elle me fournit
des concepts, des idées et des métaphores qui, en quelque sorte, donnent la parole
à la réalité.
Mais la philosophie a ses limites. Elle est souvent très technique et
empêche le lecteur à « faire pivoter » la réalité devant lui. C’est
là que la poésie intervient. Tels que les Poèmes Païens de Fernando Pessoa, qui
ont pour mission de voir les choses telles qu’elles sont vraiment, dans leur
existence brute. Pour cela il faut, écrit-il, « se dévêtir de ce qu’on a
appris [et redevenir] un animal humain que la Nature un jour à
produit ».
Quel est ce « visage vrai » du monde que Pessoa a découvert ?
Accrochez-vous, car ce qui suit n’est pas commun. Pessoa décrit une Nature qui
n’est pas « un ensemble réel et véritable », mais seulement
quelques « parties sans un tout ». C’est tout le contraire de notre
façon habituel de concevoir la réalité : le monde comme une sorte de Totalité de laquelle les choses – y compris notre corps et notre petite vie –
font partie. Eh non. Ce Grand Tout est une illusion. Il faut en faire
abstraction si vous voulez mieux voir les choses.
L’illusion du Grand Tout vient, selon Pessoa, de notre « maladie »
qui s’appelle la pensée. A cause de cette maladie les hommes « tracent des
lignes de chose à chose [et] dessinent des parallèles de latitude et de
longitude sur la terre même, la terre innocente et plus verte et fleurie que
tout ça ! ». Les choses n’ont pas d’ordre ni sens explique Pessoa. La vérité est plus
simple et compliquée à la fois : « les choses sont l‘unique sens
occulte des choses ». Mais comment exprimer ceci plus
clairement ?
Pour cela il faut un nouveau langage qui permette de « toucher »
la chose par les sens plutôt que par l’idée. Ainsi le papillon que décrit
Pessoa n’est pas un corps-qui-bouge mais – tout simplement – un mouvement :
« dans le mouvement du papillon c’est le mouvement qui se meut ». Il faut
prendre aussi la couleur du papillon telle qu’elle est, à savoir une « couleur
qui a de la couleur sur les ailes du papillon ». Oui je sais, ce n’est pas
notre façon habituelle de voir les choses puisqu’une couleur ne peut pas avoir
de couleur. Mais il n’y a pas d’erreur ici, plutôt une percée poétique et
rafraîchissante vers le réel, le vrai.
Méditez cette description du papillon coloré un peu plus et elle
deviendra poésie, couleur. C’est très agréable. Vous penserez à une aile de
papillon colorée « non pas comme qui pense, mais comme qui ne pense pas ».
Vous verrez le papillon plutôt que vos pensées. Vous penserez « avec vos
yeux, oreilles mains, pieds et avec le nez et la bouche ». Cet exercice
pourrait vous sembler artificiel, mais est-ce que toute langue que l’on apprend
n’a pas l’air d’un artifice lorsqu’on l’apprend ?
Acceptez cette magnifique invitation de sortir de votre tête et d’aller
auprès des choses. Pensez le vent comme il est et sentez-le :
Léger, léger, très léger,
Un vent très léger vient passer,
Puis s’en va, toujours très léger.
Et moi, je ne sais pas ce que je pense
Et ne cherche pas à le savoir
[Blog basé sur : Fernando Pessoa, Poèmes Païens, Editions
Points (Paris, 1989)]