(Ce blog
se base sur le best-seller de Nuccio Ordine, « L’utilité de
l’inutile », dont je considère la lecture plus qu’utile.)
Faut-il
continuer à financer l’enseignement de langues qui ne se parlent plus ?
Faut-il financer l’étude de certaines œuvres poétiques peu connues et la
création de musique classique expérimentale écoutée par un petit public d’initiés?
Est-ce bien utile ?
Je pense
qu’il s’agit d’un faux débat. Pour s’en apercevoir, il suffit de préciser la
signification des termes « utile » et « inutile ».
Utile comme un ouvre-boîte
Dans le
monde de l’utilitarisme, un marteau vaut davantage qu’une symphonie, un
ouvre-boîte davantage qu’un tableau. Mais pourquoi ? Probablement parce qu’il
est plus facile de comprendre l’efficacité d’un outil que de comprendre à quoi
peut servir la musique, la philosophie ou les mathématiques. Pourtant ces arts
et sciences sont utiles. Pour le comprendre, voici une brève
« phénoménologie de l’utilité de l’inutile».
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Le comble de l'utilité on dirait: mon ouvre-boîte. Totalement inutile toutefois lorsqu'il s'agit d'affronter la complexité de la vie humaine. |
Commençons
par les fleurs. Si on supprimait les fleurs, le monde n’en souffrirait pas
matériellement. Mais qui voudrait cependant qu’il n’y eût plus de fleurs ?
Vous me répondrez : « bien sûr il faut des fleurs car c’est joli et
en plus elles créent des emplois ». Mais leur utilité profonde ne se situe
pas là, dans l’effet décoratif qui peut être commercialisé. L’utilité profonde des
fleurs découle du fait qu’elles font intimement partie de notre façon d’être humain.
Le Japonais Okakura Kakuzô situait dans le simple geste d’un homme cueillant
une fleur pour l’offrir à sa compagne, le moment précis où l’être humain s’est
élevé au-dessus des animaux. Il explique : « en percevant l’usage
subtil de l’inutile, il est entré dans le royaume de l’art ». Non pas en
tant que fleuriste ou acheteur de fleurs, mais en tant qu’homme.
Parlons
des textes classiques. Pourquoi continuer de les lire et les enseigner ?
Parce qu’ils représentent une utilité bien spéciale : ils
sont notre badge d’accès vers un autre monde. Ils nous montrent un monde qui
n’existe plus, qui n’existera jamais, ou le monde de quelqu’un d’autre.
Depuis cet autre monde nous pouvons mieux comprendre l’autre, et du coup aussi notre
monde à nous et nous-mêmes. Ce voyage nous aide à relativiser notre réalité et
à la comprendre et supporter. Voilà l’utilité des classiques.
Briser les chaînes
Et que
dire des sciences, qui déglutissent des milliards sans avoir la moindre
certitude quant à leur résultat ? Surtout les sciences fondamentales et
leurs « chercheurs qui cherchent et qui ont du mal à trouver», pour
paraphraser une phrase prêtée à De Gaulle. Là encore il faut peser l’utilité
des investissements sur la bonne balance, et surtout être patient. Vous
observerez alors une utilité parfois aussi insoupçonnée que spectaculaire. En
voici deux exemples.
Le
premier débute en 1611, lorsque l’astronome Johannes Kepler affirme que la
façon la plus efficace d’empiler des boules est la structure pyramidale. Tous
les marchands de fruits et de légumes le savent : c’est pourquoi ils empilent
leurs oranges sous forme de pyramide. Depuis, de nombreux mathématiciens ont
tenté de prouver cette « conjecture de Kepler », jusqu’à ce que Thomas
Hales y parvienne en 1998. Ce résultat a mobilisé des générations de
mathématiciens pour développer un système conceptuel capable de prouver la
conjecture. Accrochez-vous maintenant : pour bien étayer leurs travaux,
les mathématiciens ont fourni cette preuve aussi pour des oranges
virtuelles de 8 jusqu’à 24 dimensions.
Et heureusement, car c’est précisément la solution pour empiler des
« oranges à 8 dimensions » qui a permis, dans les années 70, de
mettre au point la technologie nécessaire pour envoyer des signaux internet via
les câbles téléphoniques. L’origine – très utile – de vos premiers échanges sur
l’internet est donc une aventure mathématique de 400 ans motivée par le désir
de satisfaire une curiosité purement théorique !
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Il a fallu 400 ans de recherches mathématiques pour prouver que plus serré n'est pas possible. |
Le deuxième
exemple d’une utilité exemplaire est le CERN, l’Organisation Européenne pour la
Recherche Nucléaire fondée en 1954 par l’UNESCO. Personne ne pouvait savoir à l'avance que
cette organisation allait, comme par une sorte d’«accident de parcours », jeter
les fondations de la « conversation planétaire » via internet. Et
pourtant c’est ce qui s’est passé, grâce à l’invention du protocole « http »
et du langage « HTML » par l’ingénieur informatique Tim Berners-Lee.
Et saviez-vous que c’est au CERN également qu’a été inventé l’écran tactile qui
équipe aujourd’hui la majorité de nos équipements électroniques ?
Prenons
garde : ces exemples d’utilité pratique ne sont pas l’unique raison d’être
de la recherche scientifique. Si ces résultats n’avaient pas été atteints,
l’entreprise n’aurait pas été inutile pour autant. Car elle a avant tout une utilité
spirituelle qui, dans les termes d’Abraham Flexner, « brisera les chaînes
qui entravent l’esprit de l’homme enfin libre d’entreprendre une aventure qui a
conduit Hale, Rutherford, Einstein et leurs semblables jusqu’aux confins de
l’espace et, à l’autre extrémité du spectre, permis de libérer l’énergie
illimitée contenue dans l’atome ». Pour Flexner, « le véritable
ennemi de la race humaine n’est pas le penseur audacieux et irresponsable (…)
mais celui qui entend couler l’esprit humain dans un moule et l’empêcher de
déployer ses ailes ».
L’inutile contre le fanatisme
Les activités qui semblent ne servir à rien peuvent se révéler très utiles pour d'autres raisons. Elle nous montrent ce que le profit et l’efficacité nous cachent : notre liberté de
penser et d’imaginer. Elles nous aident à éviter l’asphyxie, à transformer une
vie plate ou une non-vie en une vie fluide et dynamique, mue par la curiosité
pour les choses de l’esprit et pour la condition humaine. Sans l’inutile, dit
Ionesco, l’homme est « prisonnier de la nécessité, il ne comprend pas
qu’une chose puisse ne pas être utile. Sans l’inutile il ne comprend pas non
plus que, dans le fond, c’est l’utile qui peut être un poids inutile,
accablant. » Et si on ne comprend pas cela, on vit dans « un pays
d’esclaves ou de robots, un pays de gens malheureux, de gens qui ne rient pas
ni ne sourient, un pays sans esprit ; où il n’y a pas l’humour, où il n’y
a pas le rire, où il y a la colère et la haine ».
Etouffer
l’inutile est même très risqué, poursuit-il, « car ces gens affairés,
anxieux, courant vers un but qui n’est pas un but humain ou qui n’est qu’un
mirage, peuvent tout d’un coup, aux sons de je ne sais quels clairons, à
l’appel de n’importe quel fou ou démon se laisser gagner par un fanatisme
délirant, une rage collective quelconque, une hystérie populaire. » Voilà
la menace qui pèse « sur l’humanité qui n’a pas le temps de réfléchir, de
reprendre ses esprits ou son esprit ».
La rentabilité du recul
Faut-il
donc arrêter d’exiger de l’efficacité et des résultats ? Bien sûr que non.
Car même l’artiste a le devoir de produire quelque chose. On peut même dire, si
vous voulez, que l’art doit répondre à une certaine rentabilité. Mais pas à une
rentabilité purement financière car, comme disait Rilke, « être artiste
veut dire ne pas calculer, ne pas compter. » La rentabilité de
l’art, de l’histoire et de la philosophie correspond plutôt à une société capable
de s’exprimer, de se souvenir et de se poser des questions. Pour fabriquer une
telle société il faut des activités dont l’utilité ne se dévoile pas
sur-le-champ. Non pas parce qu’il est politiquement correct d’investir dans la
culture, mais parce que sinon demain notre société n’existera plus. Ce qui
n'est pas très rentable.