Saturday, July 31, 2021

Puissant plaidoyer pour le vélo : Bike Nation

« Bike Nation » (la Nation du Vélo) commence par l’histoire de l’auteur lui-même, le journaliste britannique Peter Walker, qui a réussi à prendre confiance en lui grâce au vélo. Asthmatique, il s’était éloigné de l’activité physique dans sa jeunesse. L’impact sur son corps était inévitable : il ne pouvait plus courir, et cachait ses jambes « fantomatiques et pâles » dans un pantalon trop large. « Je ne faisais plus confiance à mon corps ». A 22 ans il décide, à la surprise de tous, d’arrêter sa carrière académique pour devenir livreur à vélo. L’impact sur lui était spectaculaire, physiquement et psychologiquement : le vélo lui a montré qu’il était capable de faire des efforts. « Soudain, j’étais devenu invincible ».

Bike Nation (2017)

Tuer sans inquiéter
Si le vélo est un bien tellement spectaculaire pour l’humanité, pourquoi on ne développe pas plus son usage au Royaume-Uni ? Réponse : la dangerosité des routes. L’auteur dénonce ce qui maintient cette dangerosité : sa normalisation. Alors que le moindre décès dans une usine déclenche une multitude d’enquêtes, une mort sur la route reste juste un « accident » parmi des milliers d’autres. Cette banalisation du danger crée une culture de la voiture « qui amène des millions de personnes qui se considèrent responsables, gentils et précautionneux, à monter dans un véhicule motorisé pour mettre la vie d’autres personnes en danger de façon insouciante et routinière ». 

Démocratiser la ville
La liste des bienfaits du vélo dressée par l’auteur est impressionnante. Le vélo est bon pour la santé, de plusieurs manières. L’activité physique renforce non seulement le corps, mais incite en même temps la personne à manger mieux et à consommer moins d’alcool et de tabac. C’est une spirale positive. Le vélo est aussi le moyen de déplacement le plus démocratique : il est bon marché (presque comme la marche), il libère les enfants du besoin d’un chauffeur et il intègre une population clouée à la maison faute de moyen de déplacement. Il libère aussi les personnes âgées et les personnes handicapées qui ne peuvent ou veulent plus conduire une voiture. Le vélo crée une ville inclusive: une piste cyclable montre qu’un citoyen sur un vélo de 30 euros vaut autant qu’un citoyen dans une voiture de 30.000 euros.

Générateur de confiance
Pour développer l’usage du vélo, il faut réduire l’usage des modes de déplacement motorisés. Cela n’est pas une punition mais, explique l'auteur, fait émerger quelque chose d’extrêmement positif : le sens de la communauté ou, comme on dit en français « l’esprit village ». Les études montrent que dans une rue avec moins de trafic, les habitants ont cinq fois plus d’amis localement ! Pourquoi ? Car dans ces rues plus calmes et moins bruyantes on échange davantage avec ses voisins. Ces échanges génèrent de la confiance, ce qui est la condition nécessaire pour créer un environnement dans lequel on est heureux. Le système vélo contribue à cette « humanisation » de la ville.

« In group » et « out group »
L’auteur se fâche contre la stigmatisation des cyclistes. Pourquoi toujours parler « des cyclistes qui grillent les feux rouges » ? Jamais on ne conclura, en regardant un automobiliste passé au feu rouge, que « les automobilistes » font n’importe quoi. La raison est que les automobilistes ne sont pas une minorité mais représentent la norme. Cette normalisation est soigneusement entretenue par la presse qui, en traitant des vélos, parle souvent d’« eux » alors que les automobilistes, c’est « nous ». Le monde est divisé en deux groupes : le « in group » d’automobilistes normaux, et le « out group » de cyclistes bizarres. Cette séparation explique pourquoi les automobilistes klaxonnent et frôlent facilement les vélos : ils sentent une pression sociale très forte pour ne pas ralentir les membres de leur « in group », même si cela met en danger les membres du « out group ». La séparation conceptuelle entre « eux » et « nous » conduit à des constats faux et manipulateurs. On peut lire par exemple que les vélos « confisquent la route », comme si la route était la propriété d’une catégorie d’usagers !

La choléra
Pour les militants du vélo, le livre regorge de bons conseils : ne prenez pas les réseaux sociaux pour le monde réel, discutez avec les personnes qui décident. Ne leur parlez pas de pistes cyclables, mais de la ville qu’ils ont envie de créer pour les citoyens. Faites comme à l’époque du choléra : « nous avons la solution pour votre problème : pour éviter l’infection il faut séparer l’eau potable des eaux usées, et pour cela il faut ouvrir les rues pour créer une nouvelle canalisation. Etes-vous d’accord ? » Cette approche peut fonctionner pour le vélo : la création d'un réseau cyclable est un remède qui évite de nombreux morts et crée des villes plus sûres, attractives et équitables.

Victim blaming
Walker exprime sa colère concernant le conseil de sécurité donné habituellement aux cyclistes : mettez un gilet fluorescent et faites attention ! Pourquoi mettre ainsi la responsabilité de la sécurité des cyclistes sur le dos des cyclistes (victim blaming), alors que la sécurité dépend de la façon dont les élus aménagent nos routes ? Quel parent accepterait qu’une école recommande aux enfants de goûter leur déjeuner avec attention car les cuisiniers font de leur mieux pour ne pas utiliser de la viande avariée, mais parfois ils peuvent être distraits et faire des erreurs…

Je remercie beaucoup Walker pour ce magnifique plaidoyer pour le vélo, dont il décrit parfaitement la puissante capacité à rendre nos villes plus vivables. Le vélo n’est pas qu’une question d’aller de A à B écrit-il. « C’est aussi une question de s’arrêter, de faire une course, de se mélanger aux autres, bref, d’être humain ».

Thursday, July 15, 2021

Le retour du vélo : l’urbanisme circulaire

Par: Stein van Oosteren

Lorsque je me suis intéressé au vélo, fin 2016, je pensais que c’était un petit sujet innocent. Je ne savais pas que ce n’était que la partie émergée d’un iceberg grand comme la France. Maintenant j’essaie d’analyser cet iceberg, qui est un modèle d’urbanisme à la dérive. Pour mieux le comprendre, le « Manifeste pour un urbanisme circulaire » de Sylvain Grisot m’a bien aidé.

Ce qui tue le vélo, le dynamisme des villes et notre climat, c’est l’étalement urbain. D'une part il impose la voiture comme la norme en augmentant les distances, et d'autre part il accélère le dérèglement climatique en détruisant notre capteur naturel de co2 : la biodiversité. Le manifeste de Grisot pointe cette fabrique de la ville devenue folle, qui engloutit nos terres agricoles pour pondre des banlieues interminables, standardisées, sans âme. Pointer la voiture comme coupable est trop facile, dit-il : « c’est en réalité à une faillite structurelle de notre façon de bâtir la ville que nous sommes confrontés. Dopée au sol agricole, à la mobilité, au pétrole et aux matériaux non renouvelables, la fabrique de la ville doit nécessairement entrer dans une désintoxication qui s’annonce difficile ».

Un changement culturel profond

Pourquoi difficile ? Car bâtir des quartiers neufs sur les champs est infiniment plus facile et rapide que bâtir la ville dans ville existante. Poursuivre bêtement une croûte urbaine qui s’étale selon toujours les mêmes recettes est moins compliqué que se creuser la tête pour réinventer soigneusement chaque pièce de cette croûte urbaine. Réinventer est compliqué : trop de surprises, trop de dialogue, trop cher, trop fatiguant.

Grisot veut nous préparer quand même à cet urbanisme circulaire qui réinvente la ville en nous inspirant avec des exemples. Comme le restaurant universitaire du Crous à Paris, qui se transforme, comme chaque jour, en coworking. « Un lieu dans le lieu, pour un temps seulement, mais tous les jours ». Grisot décrit la gestion complexe de cette mutation quotidienne qui amène deux populations différentes à se croiser : étudiants et travailleurs. Il faut repenser tout un jeu d’acteurs pour que cela fonctionne : intermédiaires, gestionnaires, coordinateurs….

Au lieu de multiplier simplement des volumes, l’urbanisme circulaire repose sur un changement culturel profond. L'expérience du « restau U » transformé en coworking illustre le premier pilier du manifeste d’un urbanisme circulaire : intensifier l’usage des lieux existants. Intensifier l’usage, c’est éviter de construire. Les deux autres piliers sont la transformation des bâtiments et le recyclage des bâtiments : éviter qu’un ancien hôpital ne devienne une friche urbaine vide pendant des années par exemple.

Le gros mot : « densification »

Construire la ville dans la ville est le contraire de l’étaler : on la densifie. La densification est souvent perçue comme un gros mot, car il fait penser aux grandes tours inhumaines. Grison explique que densifier est nécessaire pour créer la ville plus efficace, où tout est à proximité pour tout le monde. Mais c’est quoi la densification « humaine » ? Y a-t-il une limite ? Là encore, Grisot nous met en garde de ne pas fixer « un ratio idéal de logement à l’hectare ou à généraliser une forme urbaine jugée plus efficace ». Densifier est toujours du sur mesure dans un contexte unique, et « il faut donc sortir des débats sur les hauteurs des bâtiments ou les formes urbaines, pour parler de la ville dans son ensemble ».

Grisot donne des conseils tout de même : essayez de privilégier l’humain à la voiture, surtout au pied des bâtiments : « impossible d’imaginer dédier un espace aussi stratégique au seul stockage de véhicules au repos… ». Et n’oubliez pas de densifier aussi la nature : « il faut des arbres, beaucoup, des forêts urbaines, des sols profonds, du végétal dense. Pas seulement un parc flamboyant au cœur d’une ville minérale, mais du végétal partout, proche, visible, accessible ». 

 

L'entrée de Fresnes (94): un espace hostile aux trottoirs encombrés de voitures.
 

Il y a urgence, car les chiffres sont affolants. Depuis 1960, la consommation des sols dépasse de trois fois l’accroissement de la population. Ces bâtiments entraînent une artificialisation des sols par la mobilité : presque la moitié (48%) des sols urbanisés en France est couverte de routes et de parkings ! L’industrie pétrolière accompagne habilement l’industrie automobile car le bitume, c’est le résidu de la production de pétrole dont on apprécie l’imperméabilité à l’eau. C’est ce qui empêche aux sols d’absorber l’eau, ce qui cause des inondations. Un risque croissant avec lequel de nombreux Français devront vivre, car 1 Français sur 4 vit en zone inondable….

Le rêve péri-urbain

Le moteur qui impulse la course à l’étalement serait le rêve peri-urbain : chaque François rêverait de son pavillon entouré d’une pelouse. Est-ce si évident et inéluctable ? Non, répond Grisot, « le rêve péri-urbain n’est pas une envie irrépressible de vivre en lotissement et de multiplier les kilomètres en voiture. C’est un modèle culturel savamment entretenu à coups de sondage biaisés, de terrains pas chers (mais loin), de maisons personnalisables (standardisées) mais surtout…. d’absence d’alternative ». Le programme qu’il propose aux élus qui gèrent nos villes tient en une phrase : « Une ville ne devrait pas donner envie de la quitter quand les enfants arrivent ».

Les valeurs de la ville

Pour stopper l’étalement urbain, il est indispensable de rendre visible la richesse qu’il détruit, à commencer par nos terres agricoles. Le marché actuel de ces terres ne reflète pas cette valeur et les services écosystémiques qu’elles rendent : production alimentaire, stockage carbone, régulation d’eau, biodiversité…. Parlons aussi de la valeur inestimable de la ville classique qui est sacrifiée au profit d’une « France moche » des banlieues interminables : proximité humaine et commerciale, diversité architecturale, mixité des fonctions….

La valeur principale que détruit l’étalement urbain, nous explique Grisot, est ce qui rend nos villes si agréables et, accessoirement, cyclables : le caractère continue du tissu urbain. C’est à force de dévorer des terres agricoles et d’y couler des ronds-points et des zones uniformes que nous perdons « cette proximité qui permet le frottement et la rencontre : ce qui fait la ville ». Oui, construire dans la ville est complexe, mais Grison nous invite à relever le défi en misant sur l’intelligence collective, « une autre matière grise », en formant et mobilisant les compétences nécessaires. 

Parmi ces nouveaux professionnels de la ville, il y aura beaucoup de spécialistes du vélo et de la cyclologistique qui sauront optimiser l’espace à notre disposition. Aux élus je souhaite de créer des ELUs partout : les nouveaux Espaces de Logistique Urbaine où les camions peuvent dispatcher leur chargement sur des vélos au lieu d'entrer tous dans les centres-villes. L'appel à la créativité urbaine est lancé : bonne réussite aux nouveaux professionnels de l’urbanisme circulaire !

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A écouter: podcast "Les causeries urbaines" de Xavier Capodano (librairie Le genre urbain) avec Sylvain Grisot (ici).