Tuesday, November 4, 2014

Arnon Grunberg: les drôles de limites de l'observation humaine



J’aime lorsqu’un livre m’agrippe par son acuité. Dans L’homme sans maladie de l’auteur néerlandais Arnon Grunberg, on en trouve de l’acuité. Dans la lucidité du personnage principal Sam par exemple, qui est aussi la marque de fabrique de Grunberg lui-même. C’est une puissance d’observation capable de mettre de côté toute humanité pour que l’analyse puisse opérer tranquillement. Par exemple lorsque Sam voit dans sa sœur handicapée « une construction inachevée, une esquisse d’être humain » voire « un puits de fondation ». 

J’aime ce type de trait grossier qui déshumanise la situation pour mieux la voir. On sent le chirurgien face au patient nu et désinfecté qu’il va opérer, sous une lumière perçante et blafarde. C’est du bon divertissement. Si tant est que la souffrance extrême puisse être appelée divertissement. Car j’avoue que j'ai voulu fermer mes yeux à un moment donné, tellement la souffrance de Sam m’était devenue difficilement supportable.

L’écriture du livre est aussi posée que le personnage de Sam lui-même. Il n’y a pas de superflu ni de détour dans le texte, le verbe est sec et serré. Le résultat : une très grande vitesse de lecture. J’ai eu l’impression de courir. C’était sans doute aussi parce que je voulais aller vite. Surtout lorsque les émotions commencent à s’entremêler et que la situation devient « tellement absurde que Sam a envie d’éclater de rire, mais il en est incapable ». Cela démarre assez tôt lorsqu’il découvre que les vêtements dans sa valise ne sont pas les siens mais d’autres vêtements qui « sentent l’humain ». C’est seulement le tout début de l’improbable, le déclenchement d’un gigantesque « mais qu’est-ce qui se passe là ? Je suis fou ou quoi ?!»

Pour moi, le clou du livre est que Sam n’est pas fou justement. Il est même tellement normal qu’il est capable de rester impassible en toutes circonstances, même face à la mort. Lorsqu’il est submergé par une série d’évènements totalement fous, son absence de folie lui évite de sombrer dans la folie. C'est un aspect positif et très pratique de la normalité.

Arnon Grunberg (deuxième à droite) interviewé par critique littéraire Margot Dijkgraaf (tout à gauche) à la Maison de la Poésie à Paris

Cela me rappelle ce que disait Arnon Grunberg lorsqu’il était interviewé par Margot Dijkgraaf récemment: « il m’est plus difficile d’être normal dans mon écriture que dans la vie réelle ». Comme si dans la réalité Grunberg est toujours sur le point de déraper plus ou moins subtilement par manque de protection contre le ridicule et l’absurde. Par excès d’hypersensibilité je présume.

Car c’est bien le propre de la réalité humaine: elle grouille tellement de ridicule, de honte, de sensualité et de peur qu'il faut presque être excessivement normal pour ne pas se laisser piéger. Inventer un homme insensible, neutre et sans maladie peut être une façon de cristalliser suffisamment de normalité pour échapper à la connerie environnante en la sublimant. Car la vie le prouve tous les jours: la connerie est quelque chose de terriblement humain contre laquelle on ne peut gagner qu'en littérature. 

Twitter: Oosterenvan

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