Sunday, December 7, 2014

Kostas Axelos : inventer un langage pour exprimer ce qui arrive


Le jeudi 4 décembre 2014 j’étais témoin d’une belle célébration de la vie du philosophe grec Kostas Axelos (1924 – 2010) à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) à Paris. L’occasion était importante : son épouse Madame Katherina Daskalaki, Ambassadeur de la Grèce auprès de l’UNESCO, a légué l’intégralité de l’œuvre de son mari à l’ENS. J’étais touché de voir ainsi la vie et l’œuvre d’un philosophe contemporain rejoindre pour toujours une institution qui en assurera désormais l’intégrité physique, l’analyse intellectuelle et surtout son accessibilité au plus grand nombre. Ce beau et important geste s’inscrit clairement dans le mandat de l’UNESCO, qui (i) protège le patrimoine documentaire en constituant une « Mémoire du Monde » et qui (ii) promeut le libre accès à l’information scientifique.

La vie et la pensée d'Axelos présentées par deux acteurs. A gauche le comédien de doublage Dominique Collignon-Maurin qui a fait vibrer le public en nous faisant vivre des fragments philosophiques, à l'image du questionnement fragmenté que nous, les hommes, sommes.

Kostas Axelos fut un penseur grec qui avait trouvé exil en France. Il n’a pas passé sa vie d’adulte chez lui mais ailleurs. L’effet de l’exil est qu’il vous éloigne de l’expérience-qui-va-de-soi et vous offre la sensibilité aiguë typique de l’étranger. Car loin de chez vous, vous êtes amené à approfondir quotidiennement les liens entre la vérité et l’errance. Petit à petit, vous vous éloignez de la pensée qui ne consiste qu’en réponses toutes faites. Vous finissez par ne plus exiger toujours la réponse qui clôture la question, puisque chaque réponse n’est qu’une question qui se cache.

Prenez la mesure de la tâche : il est hautement difficile de quitter le registre de la maîtrise ! Il faut être capable de mettre de côté sa fierté d’homme et accepter que la pensée ne parvienne plus à dissimuler sa propre impuissance. Le poète, lui, a moins de mal que le penseur à se lancer dans l’errance. Il cherche plus librement me semble-t-il, à coups de grandes envolées métaphoriques et imaginaires. Il n’a pas peur. Son bagage d’adulte ne l’empêche pas de dessiner comme un enfant. Le penseur en revanche semble prisonnier d’un exercice questionnant et répondant. Il semble entravé par le sérieux de la méthode, comme le mathématicien qui est obligé de tenir compte des rapports logiques entre les chiffres. A moins de changer radicalement de méthode, le penseur finit par se crisper.

Pour éviter la crispation il faut accepter que le monde est un jeu sans fin et sans destination. Axelos a tenté de penser ce « jeu du monde » et de nous en faire vivre la tracée. Il l’a même dessiné le jeu du monde:

Le "jeu du monde" conçu et dessiné par Kostas Axelos. Le plaisir philosophique n'est pas dégagé par le schéma lui-même, mais par la conversation riche et drôle que l'on pouvait avoir avec le philosophe de son vivant. 


Pour saisir et exprimer ce qui existe, il lui a fallu aussi inventer un langage qui ne fixe pas et qui ne cherche pas de solution définitive et parfaite. Lisez « Ce qui advient » pour vivre l’expérience particulière d’une telle pensée itinérante. Si vous aimez la randonnée et l’aventure, vous apprécierez. Elle se lit comme un journal intime lardé de confrontations et d’instants lumineux. Ce n’est pas un manuel ennuyeux qui met l’être « en système » comme on met des asperges en boîte. Ce n’est pas non plus un chemin autour d’un simulacre d’être mais une errance en plein cœur de l’existence et de la vie. Axelos a soigneusement évité d’aplatir l’énigme, le secret et l’impensé du monde pour les laisser vivre et s’exprimer à travers sa pensée. C’est une philosophie très personnelle, délicate et sensible.

Ce qui m’attire dans cette philosophie est sa modestie et sa profonde humanité. Vous découvrez le monde non pas comme dans une encyclopédie, mais à travers le vécu, les doutes et la sensibilité d’un homme. Vous traversez la rivière de l’ignorance, mais pas sur un pont haut au-dessus de la rivière. Vous la traversez plus bas en empruntant des stepping stones, comme lorsque vous pénétrez dans un jardin japonais où chaque pas est une initiation. Vous vivez en direct le défi philosophique que nous affrontons : le fait que l’homme est atteint par l’énigme et ne fait qu’élaborer sans cesse des réponses pour affronter l’énigme. Vous sentirez que même toutes les réponses du monde ne suffiront pas pour démanteler l’énigme. Il faut donc l’affronter autrement, par une réponse kaléidoscopique « où tout chavire ». Laissez-vous donc embarquer par une pensée météore, suspensive, sans fin ni destination.

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