Combien de fois a-t-on entendu
« qu’aujourd’hui on ne lit plus » ? Les jeunes vont dans les
fast-foods et construisent leur identité sur les réseaux sociaux plutôt qu’à
travers les livres. Et la musique classique, n’en parlons même pas. Elle se
meurt, à défaut de financements publics qui se tournent plutôt vers les
productions plus populaires. La culture se dégrade sous l’influence implacable
de la commercialisation. Les barbares arrivent, dirait-on. Faux, selon
Alessandro Baricco dans son livre Les
Barbares. Voici sa version des faits.
D’abord, ce sentiment de
« dégradation de culture » a toujours existé. Déjà lorsque Beethoven
présentait sa Neuvième Symphonie en 1824, les critiques s’offusquaient de ce
morceau « horriblement superficiel, frivole et affecté ». Le même
sort fut réservé au roman, lorsqu’il commençait à être lu par un public pas
forcément intellectuel et bourgeois au 19ème siècle. « Quelle
barbarie ! » s’exclamait-on alors. Pas du tout, répond Baricco. Pour
preuve : la « Neuvième » est considérée aujourd’hui comme la
crème de notre civilisation. Et la démocratisation de la lecture, a-t-elle
vraiment fait tant de mal à la littérature ?
Ce qui en revanche semble menacer la
culture est la commercialisation à outrance des mégastores qui tuent les
petites librairies. Baricco nuance ce cliché en disant que c’est trop facile de
dire que la commercialisation tue la qualité. Car le business ne fait
qu’occuper – et agrandir aussi – un terrain qui a le mérite de s’être ouvert au
plus grand nombre. Le marché, dit-il, n’est pas la cause d’une dégradation, mais plutôt l’effet d’une démocratisation de la culture. Il ne tue pas forcément
la qualité, mais amplifie une dynamique qui pourrait être bénéfique aussi pour
une culture de qualité. Mais quelle culture « de qualité » ?
Justement, écrit Baricco, la culture
« au sens noble du terme » est en pleine mutation. A commencer par
son consommateur, par vous, par moi. Pour le voir, oubliez la séparation
hermétique entre des consommateurs de « culture noble » et les
barbares, avec leurs jeux-vidéos, leur Google et leur réseaux sociaux. Car la
clôture que l’on imagine spontanément entre la civilisation (nous) et les
barbares « à la Walt Disney » ne marque pas une frontière réelle,
mais en invente une. Il n’existe pas
de ligne derrière laquelle nous pourrions observer les barbares,
« seulement le front de la mutation qui progresse et déferle en
nous ».
Le constat déstabilisant fait dans Les Barbares est que notre expérience
(de la culture, de l’information, de la vie) est en train de changer en
profondeur. L’idée même de profondeur, que l’on a tellement l’habitude
d’opposer au concept de l’expérience superficielle, n’est plus adaptée pour
décrire notre expérience. Jusqu’à présent, lire et même étudier ressemblaient à
une sorte de plongée verticale vers une signification cachée. Mais aujourd’hui
nous vivons dans le monde de Google où notre recherche de sens s’effectue de
façon horizontale, en surfant sur les vagues de l’internet. L’expérience
moderne n’est plus une lente descente vers une vérité plus ou moins immobile
mais plutôt une dispersion, un crépitement de clics qui ne s’arrête jamais et
n’arrive jamais nulle part. « Vous direz, plus simplement : c’est
névrotique ». Mais, constate Baricco, « être multitâche incarne bien
une certaine idée, naissante, d’expérience ».
La description de cette nouvelle
civilisation risque de ne pas apaiser totalement votre peur d’y perdre quelque
chose. Baricco ne nie pas cette perte, qui est celle d’une part de la vérité.
Car pour mettre le monde à la portée de tous, Google a dû toucher à notre
expérience du monde. En effet, Google nous oriente toujours vers les
informations qui sont les plus citées, non seulement par des experts
scientifiques mais aussi par un club de handball, par la fédération nationale
des langues slaves et par les boulangeries de la région. Notre accès au savoir est
donc biaisé. Google, dit Baricco, a troqué « un bout de vérité en échange
d’une part de communication ».
Mais cette mutation nous tire-t-elle
vers le bas ? Baricco nuance ce cliché. Car en réalité cette mutation dite
« barbare » élève notre civilisation d’une autre façon, grâce à
l’innovation technologique, grâce à l’accès à un savoir auparavant réservée à
une caste de privilégiés, et grâce au choix d’un langage plus accessible et
donc non discriminant. Pleurer ce changement, écrit Baricco, ce serait comme
pleurer l’invention de l’imprimerie qui – comme Google ! – a modifié notre
expérience du monde. Mais qui pleure encore « tout ce qu’on a dû
simplifier, voire dégrader pour réussir à en faire de l’écriture, du texte, un
livre » ? Et qui pleure encore l’arrivée de la locomotive à vapeur
« pour la simple raison que, comparée à un cheval, c’est un objet hideux,
vulgaire, malodorant et, qui plus est, dangereux » ?
Je suis de la génération papier. Mon Google, c'étaient mes professeurs qui m'orientait vers les livres qui m'ont formaté. |
Néanmoins je pense que nous devons
rester vigilants. Car la démocratisation culturelle et son moteur « le
business » menacent un aspect fondamental de notre expérience : la
diversité de son terreau. Même – ou peut-être surtout – le « surfeur de
surfaces » a besoin de se nourrir de perspectives suffisamment différentes
pour avoir une expérience de qualité. Pour cette raison il faut que la politique
aide les petits et moyens acteurs culturels à subsister. Aussi sur le plan
international il faut assurer l’équilibre commercial, en protégeant
suffisamment les « exceptions culturelles » dans les accords
commerciaux (pour éviter leur étouffement).
Il faut aussi aider le surfeur
lui-même à trouver certaines crêtes de vagues que Google a du mal à trouver.
Par exemple en incluant dans les budgets alloués aux œuvres artistiques un
volet de vulgarisation par l’école. Emmenez le compositeur de musique classique
dans les écoles pour montrer la valeur de son travail aux élèves. Faites parler
la passion, et de nouvelles passions naîtront.
En dernier, il faut éviter que le
surfeur ne prenne l’habitude de surfer seulement sur les vagues gratuites et
plus spectaculaires de la presse en ligne. Car une bonne compréhension du monde
passera toujours par des reportages de qualité, qui coûteront toujours de
l’argent (cela ne changera pas). Il y a des bouts de vérité que l’on ne peut
troquer contre une part de communication, car c’est par l’ignorance que la
barbarie est quand même arrivée un jour.
@Oosterenvan
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